Trump : l’urne raciale
Les grands médias ne le diront pas parce qu’il n’est pas dans l’intérêt de leur taux d’écoute de le dire : Donald Trump n’a pas présidé les États-Unis pendant quatre tumultueuses années parce qu’il était un visionnaire, parce qu’il avait un quelconque flair pour les questions économiques ou parce qu’il était un tribun exceptionnel. Trump est devenu président des États-Unis parce que, mieux que n’importe quel homme politique du XXIe siècle avant lui, il a compris le capital politique que représente la race blanche en Amérique. Il a compris que le mode opératoire du système sociopolitique et économique américain a pour axe central l’idéologie fondatrice de ce pays : White Supremacy.
Retour en 2016. Au sortir de la présidence Obama, les médias populaires avaient laissé croire aux moins avertis que les États-Unis étaient résolument entrés dans l’ère post-raciale supposément chère au I Have A Dream phagocyté, aseptisé puis surpopularisé de Martin Luther King (qu’il a lui-même relativisé moins d’un an avant sa mort) et que Hillary Clinton allait devenir la première femme élue à la tête des États-Unis, en brisant les dernières couches de glass ceiling.
Quatre années de fiel raciste plus tard, visible à la remise sur l’estrade des attributs les plus effrayants de la ségrégation raciale et de la bestialité esclavagiste terrée sous ses apparats de violence policière, la présidentielle américaine, scindée en ses blocs Démocrates et Républicains, a mis en opposition deux candidats représentant les deux faces d’une même pièce : à gauche, Joe Biden, acculé d’un passif racialiste suffisamment lourd pour expliquer la méfiance qu’il inspirait au sein de son propre camp avant qu’un certain Obama ne fasse de lui son second ; à droite, Donald Trump, méssianisé par les masses rurales blanches des États du Centre et du Sud historiquement favorables à une approche hiérarchisée des relations humaines.
C’est cette classe de Blancs, à la lisière de la pauvreté, mais manipulée par la riche, puissante et historiquement influente élite politique de tendance protestante évangélique, qui est craintive d’une Amérique progressivement en train de se teinter démographiquement, mais qui reste confiante dans sa représentativité toujours dominante des “vrais États-Unis”. Ces Blancs, fiers descendants des Sécessionnistes de 1865 et soudés par la “solidarité empoisonnée” formulée par l’anthropologue Roger Lancaster, n’en ont cure de l’hypocrisie des Nord-Est et Ouest Américains prétendument défenseurs d’une égalité raciale à laquelle eux-mêmes n’aspirent que du bout des lèvres et se sont plutôt retrouvés, depuis 2016, dans la rhétorique séduisante quoique mensongère d’un riche héritier de New York (belle ironie), fin baragouineur et Don Juan patenté s’il en était, dont le style de vie s’oppose comme ciel et mer aux vertus morales supposément chères à l’Amérique profonde, mais qui sait faire au moins une chose : “défendre son droit”, comme il l’a toujours fait, à la suprématie raciale.
C’est qu’aux États-Unis, la question raciale est le soubassement cellulaire sur lequel s’est bâti le système politique, économique et socio-culturel quatre siècles durant. La militante syndicale et communautaire Bree Newsome Bass le rappelait encore en septembre 2020 quand elle expliquait :
« Le racisme [américain] est le principe central autour duquel la société [américaine] est organisée. Ce n’est pas une question secondaire, ce n’est pas une ‘lentille’ parmi tant d'autres à travers laquelle on peut jauger la société. [Non.] La question raciale est cruciale si l’on veut avoir une vraie compréhension de la société [américaine] et de son fonctionnement, qu’il s’agisse de politique, d’économie, de religion, de science, des médias et de la technologie ».
Il s’explique ainsi pourquoi Trump, une personnalité d’une fébrilité mentale inversement proportionnelle à son arrogance publique a réussi, via Twitter, à se tailler une image de sauveur de l’Amérique auprès de ceux qui estiment en avoir été les fondateurs et qui bénéficient, dans leur affirmation d’une histoire factuellement erronée, du manque de volonté des grands médias à la confronter.
C’est d’ailleurs une des spécificités de cette idéologie raciste qu’est sa détermination, ravivée sous Trump, à s’exprimer sans complexe, car elle a pleine conscience que son incandescence sera constamment tamisée dans les débats publics et que d’autres justifications à ses actes terroristes seront débattues afin d’éviter de faire face à l’ogre lui-même. C’est cette disposition hypocrite des médias à refuser de confronter le problème racial directement et sincèrement qui est le blanc-seing donné au système pour qu’il se pérennise durablement. Le journaliste Michael Hobbes s’en fait l’écho quand il affirme :
« C'est ce qui se passe lorsque l'ensemble de votre système médiatique traite la suprématie blanche comme une idée à débattre plutôt qu'un mouvement à vaincre. »
Ironiquement, les fake news (cette invention Trumpiste devenue virale dans l’ignorance de son sens originel qui était de dénoncer non pas tout ce qui est faux, mais tout ce qui est anti-Trump) lui auront donc été globalement favorables en ce sens qu’ils auront minimisé les inégalités socio-économiques transversales et l’anxiété post-récession des pauvres populations rurales (blanches) et urbaines (noires) en saluant, jusqu’à fin 2019, la croissance économique à l’avantage de la minorité de Wall Street et de Silicon Valley que la crise sanitaire de 2020 a finalement atomisée.
C’est ce qui explique que peu importe le degré de corruption de Donald Trump, peu importe son ignorance des règles qui régissent la fonction présidentielle, peu importent ses dérives autocratiques, sa maladresse diplomatique, son incapacité à la politesse, son verbiage violent, sa moralité décadente, ses dérives sexuelles, sa pétulance juvénile, son machisme patent, son mensonge pathologique, sa gestion scabreuse de la crise sanitaire et son mépris de ses propres partisans, ces derniers, comme des automates endoctrinés, ne voient en lui que ce qui leur semble être le plus important : sa capacité à rétablir l’ordre social dans sa hiérarchisation raciale et légale d’antan.
Trump a donc été, pendant quatre ans, la personnification du racisme institutionnalisé favorable à 70 % des Américains et le représentant de l’Amérique véritable, celle qui s’enorgueillît d’avoir décimé plus de 90 % des natifs de ce continent et qui est fière d’avoir bénéficié du commerce triangulaire des Africains qu’elle a reconverti, littéralement, en bêtes des champs de coton, afin de construire “la plus grande nation au monde”. C’est son curriculum vitae, son capital, sa qualité principale et donc son attrait premier. Sauf jouer ce rôle symbolique et manipulateur, Trump a échoué à tout faire ou presque, même dans le domaine des affaires où les enquêtes sur ses finances et les récentes révélations du New York Times sur la profondeur de ses dettes et de ses déboires fiscaux sont finalement venues dévoiler l’illusion de la bonne santé de son compte bancaire...
Toutefois, tout symbole de l’affirmation identitaire blanche qu’il est, Trump a un mérite indéniable que l’Histoire va devoir lui accoler : celui d’avoir révélé le vrai visage du système politique ségrégationiste datant du Mathusalem américain qui, avec le temps, fluctue d’un leadership partisan à un autre dans sa forme, mais qui demeure aussi efficace qu’exécrable dans son fond. Le sociologue Eddie Glaude l’expliquait encore en août 2019 quand il rappelait :
« L'Amérique n'est pas unique dans ses péchés en tant que pays […] Je pense que là où nous sommes peut-être singuliers, c'est dans notre refus de les reconnaître [et de croire aux] légendes et [aux] mythes que nous racontons à propos de notre bonté inhérente […] Et ce que nous savons, c'est que ce pays fait de la politique depuis longtemps [basé] sur [notre] haine. Nous le savons. Il est donc facile pour nous de tout placer sur les épaules de Donald Trump. [En réalité] c'est nous ! Et si nous voulons surmonter cela, nous ne pouvons pas lui en vouloir [car] il est une manifestation de la laideur qui est en nous. »
L’échec de Trump aux présidentielles de 2020 (qu’il prend soin de contester, comme l’avait prédit Bernie Sanders deux mois plus tôt, en attisant une flamme insurrectionnelle non négligeable*) est donc l’échec temporaire de cette laideur raciale décomplexée qui, toutefois, n’en demeure pas moins réactivée. Celle-ci entend croître furtivement, sous le couvert des “vraies valeurs démocratiques américaines” fictives mais juxtaposées à la victoire de Biden, en tentant de se faire passer non pas comme un problème à solutionner mais comme une solution au problème posé par le projet d’égalité identitaire. C’est la méthode d’extermination de ce projet que des millions d'Américains avaient trouvé en la personne de Donald Trump et que le parti Républicain souhaitait réinstaller au pouvoir pendant quatre années supplémentaires en faisant recours, d’une part, aux méthodes restrictives du vote des minorités et, d’autre part, au christianisme militant plus riche en ambition politique qu’en compassion évangélique.
Les Républicains auront échoué, in extremis… juste le temps que leurs adversaires, les Démocrates, ne saisissent le flambeau racialiste avec un Joe Biden plus policé, plus expérimenté, plus à même de manier l’hypocrisie, le tact et la posture requise pour défendre le statu quo social… avec l’aval persistant des grands médias. God bless America.
* Le 6 janvier 2021, la “flamme insurrectionnelle non négligeable” s’est finalement déployée pendant l’insurrection meurtrière au Capitol à Washington.