L’indépendance morale est un préalable

NETFLIX diffuse depuis décembre 2020 la série documentaire Room 2806: The Accusation quant aux différentes affaires DSK, notamment celle New York avec Nafissatou Diallo. Le texte ci-dessous a été initialement publié en mai 2011 à ce sujet.


Au-delà des frontières hexagonales qui l’ont circonscrite au règlement de compte politique, l’affaire Dominique Strauss-Kahn sonne le rappel pour les États d’Afrique francophone d’entamer, avec diligence, la conquête de leur indépendance morale.

En effet, la politique française, dont la côte ouest-africaine est intoxiquée depuis que René Caillé a entrepris de visiter Tombouctou en 1828, n’a pu échapper, cette fois-ci, à sa mise à pied publique maintes fois repoussée, de même qu’à son examen critique maintes fois galvaudé. Et tous les deux soulignent ce que l’on savait déjà : la société française est malade et avec elle sa morale.

C’est d’ailleurs un constat qui pourrait s’étendre à toutes les facettes de l’héritage français en Afrique : celui-ci, déjà conspué pour sa propension à la falsification chronique, a vocation à asservir quelque peuple le croise sur son chemin. Aujourd’hui, cependant, jauger le capital moral français investi en Afrique est requis parce que ce capital constitue un mal pernicieux capable d’effacer le peu qui reste des valeurs culturelles africaines.

La règle morale officieusement établie dans le système politique français s’appelle promiscuité. Le cas DSK, contrairement à ce que la médiatisation de ce scandale a pu laisser croire, n’est pas aussi exceptionnel qu’il en a l’air ; il semble même être un rite de passage pour un homme politique qui veut témoigner de son ascension au sommet de l’Eiffel social. En France, DSK est devenu le symbole d’une légèreté morale sanctifiée dans la conscience populaire comme étant une chose normale. À l’âge doré de la libération sexuelle, cette légèreté qui tangue dangereusement vers une décadence à la Rome ancienne, est louée par des psychologues français comme Patrick Lemoine qui en crient le naturel : « Nos ancêtres homo sapiens ne connaissaient pas la fidélité ! On ne se doit donc pas fidélité. C’est la fidélité qui est l’exception. »

Aussi, pour les Français, il semble que le véritable choc de l’aventure new yorkaise de DSK ait surtout résidé dans le fait qu’il ait été inculpé pour tentative de viol. Sa culpabilité avérée pour un acte d’infidélité jugé immoral il n’y a pas si longtemps encore est “scientifiquement” approuvée aujourd’hui, par ce besoin apparemment salutaire de vivre « entre hédonisme et anarchisme », selon la formule de la sociologue française Charlotte Le Van.

D’ailleurs, combien de voix ne se sont-elles pas lancées, au soir du 14 mai 2011, pour déculpabiliser précipitamment un consommateur frénétique de femmes qu’il aurait fallu auditionner, ne serait-ce que depuis l’épisode Tristane Banon ? On avait noté alors, entre autres roucoulades politiques, celle du très inspiré Jérôme Cahuzak qui expliquait, sur les plateaux télévisés, comment DSK est un « séducteur dont la force se trouve dans la séduction et non dans la contrainte », en laissant la sottise de son assertion s’étaler avec grandiloquence : il est évident que la séduction, par définition, s’exerce sur un terrain de conquête (donc de contrainte potentielle) où le séducteur est en fait un prédateur en mouvement.

Cependant, Cahusak et les théoriciens de la séduction strauss-kahnienne ne sont que les reflets d’une société qui a pour valeur le néant, qui ne croit en rien et qui donc ne craint rien. Aussi s’est-elle retrouvée, au fil du reniement de son humanité, à ne plus respecter grand-chose et à n’établir des relations humaines que dans un contexte de dominant à dominé. C’est cette société qui tente de justifier, par de vaines alchimies linguistiques, le machisme pourtant intolérable de son Don Juan patenté, en pointant du doigt ce qui serait un trop-plein d’affairisme de la part du système judiciaire américain.

Pauvres États-Unis ! Ce pays, généralement présenté dans les médias français comme le symbole par excellence de la déchéance morale (non sans raison), est aujourd’hui coupable d’avoir rappelé aux Français que leurs élites restent des êtres humains, puissants et arrogants aujourd’hui, hideux et déconfits demain. Ce sont donc ces États-Unis, où l’on disait que tout ou presque était permis, qui ont obligé l’intelligentsia française à ravaler de sa superbe, à la vue de son argentier de prestige, menotté et cachotté comme ces pauvres Nègres et Arabes humiliés quotidiennement dans les banlieues parisiennes.

C’est que le système judiciaire américain, en dépit de ses nombreuses et graves injustices (notamment sa propension légale à l’incarcération massive et systématique des minorités noires) se veut intransigeant par nature. Il est fondé sur une volonté théorique du respect des libertés individuelles, qui est elle-même assujettie à une conscience morale voulue comme étant soumise à une autorité supérieure. Par conséquent, il est inscrit dans le subconscient du gangster financier de Wall Street aussi bien que dans celui du dealer de drogues de Harlem qu’il est passable, à tout moment, d’une sévère correction, au nom d’une justice supposée être d’essence divine. C’est en partie ce qui explique que le pays dit “du pire” soit aussi le pays le plus prompt à porter, sur la place publique, les dérives les plus scandaleuses des personnalités qu’il hisse au sommet de sa hiérarchie sociale (comme le cas Bill Clinton/Monica Lewinsky, entre autres, l’a montré) sans craindre de s’autocensurer. Dit simplement, les Américains semblent croire encore en Dieu, là où les Français semblent ne croire qu’en eux.

C’est pourtant cette bonne vieille morale française que les pays d’Afrique francophone (dont la Côte d’Ivoire) continuent de mimer sans restriction aucune. Les leaders africains, impatients de prouver leur ascendant sur les masses populaires, ont singé, vice après vice, le mode opératoire de la classe politique française, en s’affichant en dragueurs invétérés et en faisant la promotion de leur mode de vie désordonné, cachés derrière l’appel au “respect de leur vie privé”. L’arène politique ivoirienne, par exemple, a ainsi offert, entre 1995 et 2010, plusieurs cas notoires de libertinage immoraux où figuraient, en bonne place, les orgies homosexuelles d’une Première dame ainsi que celles d’un ministre de la République ou encore le vagabondage sexuel d’un chef d’État. Tout cela, dans l’indifférence, le ricanement ou la clameur populaire…

Il faudra bien, pourtant, que les peuples africains, au lieu de fermer les yeux sur les tares morales de leurs dirigeants, se mettent plutôt à réfléchir aux valeurs que ceux-ci sont censés véhiculer. Au vu de l’humiliation mondiale qu’a connue la France à travers l’affaire DSK, est-ce qu’un peuple comme celui de Côte d’Ivoire, au moment où il espère pouvoir concocter un arrangement politique baptisé réconciliation nationale, désire réellement continuer de s’inspirer d’une morale qui fait des inculpés des souffre-douleur et des victimes des comploteurs ? Un pays qui envisage de se reconstruire doit-il demeurer dans cet espace de contraction des valeurs morales les plus élémentaires, au grand dam de l’essor de ses propres mœurs culturelles ? Une nation qui espère s’engager sur la voie de l’émergence doit-elle tailler son identité sur le patron d’une civilisation décadente, au sens césairien du terme, à savoir, « qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement » ? Ne serait-il pas plus opportun, pour un tel pays, de faire le rappel de sa rigueur traditionnelle qui, dans sa diversité, offre généralement un modèle respectable de pudeur, de responsabilité et de dignité ?

Voici un ensemble de questions qu’il est crucial de se poser, au moment où le rééchelonnement de la hiérarchie étatique française rappelle l’incontournabilité d’un ensemble de normes morales minimales qui, une fois méprisées, ouvrent à des conséquences difficiles à contrôler. Ces questions appellent l’importance, pour la Côte d’Ivoire (et pour l’Afrique francophone) de s’inscrire dans la conquête acharnée de son indépendance morale, en s’éloignant de la dévaluation offerte par le capital moral français et en se rapprochant de l’exploitation de ses valeurs traditionnelles les plus saines. C’est un préalable non négociable si le pays espère recouvrir son identité propre et s’engager sur la voie de la conquête définitive de son autonomie politique, économique et sociale.

Jean-David N'Da

L’auteur est un essayiste originaire de Côte d’Ivoire. Il a publié plusieurs livres, éditoriaux, chroniques et articles publiés dans la presse écrite et numérique panafricaine.

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