La chose mariage
« Combien de mariages stables [et heureux] connaissez-vous ? »
- George Clooney ; Up In The Air (2009)
Le mariage, généralement présenté comme une étape cruciale de la réalisation d’une vie adulte, se voit être quelque peu dévalorisé par la floraison des échecs conjugaux dans les sociétés modernes. Le constat est sans appel : plus de couples divorcent plus rapidement et plus fréquemment que jamais et ceux d’entre eux qui demeurent reconnaissent souvent que leur espoir initial d’un bonheur conjugal s’est progressivement mué en une lutte à temps plein contre l’échec potentiel qui semble l’envelopper. En réponse à ce qui s’apparente à une épidémie de mariages malheureux, les aînés qui ont “déjà fait le chemin” indexent souvent ce qu’ils estiment être l’impatience et/ou l’incapacité des jeunes générations à “tenir bon”. De leur côté, les jeunes générations en question constatent que les noces d’argent et d’or célébrées par certains de leurs aînés cachent souvent des harmonies conjugales défuntes depuis belle lurette. En effet, bon nombre de ces vieux couples vivent des vies factuellement distinctes et affichent, en réalité, peu ou prou de bonheur à envier.
Cependant, il continue de se défendre les supposées vertus du mariage que sont l’épanouissement, l’équilibre, le bonheur, etc. Les fameux liens sacrés sont essentiels, paraît-il, pour que le socle familial soit bâti et affermi. Les adolescents (et même certains enfants) sont poussés avec plus ou moins d’entrain vers l’objectif de se marier, avant même qu’ils ne soient en âge d’y réfléchir froidement. En Afrique noire (mais pas uniquement), les jeunes femmes sont vivement encouragées à s’amouracher d’hommes plus ou moins fortunés dans l’espoir de fonder un foyer. Les déceptions ouvertes ou muettes des pères et des mères sur l’impuissance de leurs filles à rencontrer leurs “élus” sont anxiogènes pour les demoiselles qui “continuent d’espérer”. Les recommandations parentales quant à l’importance pour les enfants de savoir choisir une “bonne femme” ou un “bon mari” sont sources de stress pour les jeunes personnes censées préparer leur avenir. Cultures, mœurs, traditions, mais aussi ambitions et religions se terrent derrière ce qui se dit être la consécration d’une vie stable et ce processus va bon train jusqu’à ce qu’il se concrétise devant le maire, qu’il semble fonctionner comme prévu, mais qu’il s’ensuive très rapidement des divergences inattendues, des disputes interminables, que “le pire” tant redouté prenne le dessus sur “le meilleur” tant espéré et que, plus souvent que non, il pleuve des torrents de solitude, de lassitude et de déprime.
Ce phénomène, toutefois, n’est pas récent. En 1886 déjà, l’écrivain français Bernard-Henri Gausseron avait publié son essai Doit-on se marier ? fort de 264 pages très élaborées sur toutes les facettes du mariage au regard de l’inquiétude ambiante sur le sujet. Il avait conclu que « l’amour survit au mariage et ne finit qu’avec les époux », en prenant soin de mentionner que cette pensée cryptique mais lourde de pessimisme résumait l’entièreté de sa réflexion. Un siècle plus tard, la chose mariage n’en reste pas moins impénétrable. Si les thérapies émanant de religieux apparemment bien intentionnés et de “spécialistes” supposément détenteurs des “12 clefs d’un mariage à succès” sont devenues monnaie courante de l’édition people en faisant des carrières à succès, c’est surtout parce qu’elles sont révélatrices d’une quête insatiable de solutions toutes faites à un problème vieux comme le monde mais toujours d’actualité.
La recherche d’expédients côté religion ravive les doctrines relatives à la sacralité du mariage et de l’unité du couple (au sens de “devenir une seule chair”) qui affirment que le mariage est une institution divine qui demande sacrifice et persévérance. Néanmoins, même les fidèles les plus fervents ne sont pas immunisés contre les turbulences de la vie de couple et attestent de ce que le succès d’un mariage semble plus relever du miracle que de la bonne volonté. Serait-ce que la sacralisation du projet jette justement les bases de son insurmontable complexité ?
Côté psychologie maritale et “coaching”, l’accent est surtout mis sur “l’effort à fournir”, aussi brumeux soit-il, qui établit souvent un rapport de force entre avantages et inconvénients que les mariés sont invités à confronter. Seulement, ce rapport de force pèse-t-il dans le sens souhaité ? Les difficultés du mariage, admises comme faisant partie intégrante du projet, sont-elles à mettre dans le lot des “revers de l’amour” qu’il faut “prendre comme tels” ou bien faut-il, à ce stade, vu l’ampleur des échecs conjugaux, se demander s’il est même recommandable de se marier ?
La question n’est pas fortuite tant le rugissement du divorce se fait entendre partout, avec une force et un impact social difficile à contester. À titre personnel, il me dépasse de compter le nombre de personnes que je connais qui se sont probablement mariées avec espoir et sincérité mais qui ont divorcé, qui sont en train de divorcer ou qui souhaitent divorcer. Mon témoin de mariage a divorcé. Le témoin de mariage de mon épouse a divorcé. Mon épouse et moi-même nous sommes déjà posés la question de savoir si nous devions divorcer. Mes parents, au beau milieu de leurs cinquante et une (51) années de vie conjugale, ont brièvement divorcé avant d’annuler leur divorce et de vivre, par la suite, comme s’ils étaient quasi divorcés. Des amis, parents, proches, moins proches, plus jeunes, plus âgés, hommes et femmes, ont divorcé, veulent divorcer ou avouent à huis clos regretter de s’être marié. L’aura du divorce, suffocante et donc impossible à ignorer, transparaît dans ce malaise post-marital qui, tôt ou tard, finit par se dévoiler.
C’est pour cette raison que les réflexions sur le mariage qui enquêtent sur les préventions et les remèdes à son dysfonctionnement montrent leurs limites quand elles omettent de s’interroger sur ce que le mariage apporte réellement à l’individualité des concernés. Autrement dit, est-ce qu’il n’y a pas lieu de se demander aujourd’hui si l’acte de mariage lui-même n’est pas la cause de ce mal-être conjugal si répandu ?
L’expérience pré et post-mariage vécue et observée ne donne pas de réponses absolues mais semble indiquer des tendances qui fondent ce questionnement. En effet, il est difficile de contester qu’un des challenges du bonheur conjugal se trouve dans son mode opératoire routinier. Beaucoup de personnes mariées reconnaissent que leurs relations étaient plus fun et plus simples avant le mariage, c’est-à-dire, avant qu’autrui (notamment les familles élargies) ne fasse irruption au beau milieu de leur idylle et la complique inutilement. Car, pré-mariage, tout ou presque s’exprime par le truchement du vouloir. Les amoureux ont le désir réel de se plaire et de poser des actes qui certifient leur volonté mutuelle de se plaire. Les choix les plus anodins (comme les choix vestimentaires) sont inspirés par la disposition à paraître sous son meilleur jour aux yeux de l’autre. L’amour mutuel et librement partagé est le moteur de la disponibilité, de la politesse, de la gentillesse, du respect, du dépassement de soi que l’on trouve le temps et la volonté de se permettre afin de continuer de plaire à l’élu(e). Dénués de pressions sociales, les vrais amoureux n’ont rien d’autre à faire que d’entretenir la réciprocité de leurs sentiments. L’effort fourni dans ce sens est donc optimisé. S’il fonctionne comme prévu, l’objectif d’être heureux a de fortes chances d’être atteint. S’il ne fonctionne pas, la déception, quand bien même pro-fonde, ne reste que sentimentale.
Post-mariage, cependant, la relation s’expérimente suivant les contours plus formels du devoir. On a le devoir de se plaire. On a le devoir de se satisfaire. On a le devoir de prendre part à la vie familiale élargie. On a le devoir d’être aimant et aimable, autant que faire se peut. C’est la première phase de l’expression du devoir. Celle-ci est suivie de la seconde, qui est celle qui s’exprime via une forme d’hypocrisie silencieuse. On fait, car on doit faire et on fait semblant de vouloir faire. On prend part aux évents familiaux à contrecœur. On fréquente les “amis” de la famille sans savoir quoi leur dire. On fait tout ceci pour “avoir la paix” dans son couple, quand bien même cette paix reste éphémère et inaugure la troisième phase du devoir qui s’apparente à une mini-rébellion. À ce stade, on refuse de se plier aux contraintes du mariage. On entend “reprendre le contrôle de sa vie” et prendre soin de soi-même plus que d’autrui. On s’émancipe résolument de ce qui semble contraindre notre liberté et, avec ce nouvel engagement contre-routine et contre-ennui, on tangue dangereusement vers le péril numéro un de la relation sentimentale : l’infidélité.
L’infidélité s’est trouvé un nouveau terrain de jeu depuis l’avènement des communications digitales. L’ère numérique et les réseaux sociaux, avec leurs promesses de simplification des interactions humaines, ne facilitent pas la vie maritale, tant s’en faut. L’outil de référence de cette ère, le smartphone, supposé être au cœur du projet de rapprochement des per-sonnes, a fini par devenir la clef de voûte des controverses qui existent au sein des couples pour une raison toute simple : il facilite l’exécution de l’idée, de l’intention et de l’acte d’infidélité.
C’est cette réalité déconcertante que présente le film Le Jeu, sorti en 2018, où le rôle pervers du smartphone dans les relations sentimentales est dévoilé avec une acuité remarquable. Le smartphone rend floue la définition même de l’infidélité, en annexant la frontière entre l’intention et l’acte, entre ce qui est considéré comme infidèle et ce qui ne l’est pas. Plus il prend de place dans le quotidien humain, plus il accroît le sentiment de suspicion et pervertit la confiance qui existait dans le couple. Ce faisant, il expose le degré d’infidélité potentielle qui existait chez les amoureux d’hier, en arrangeant la mise en œuvre de ladite infidélité aujourd’hui. C’est une contrainte plus ou moins malléable avant le mariage qui devient pénible et omniprésente après le mariage, notamment quand elle se juxtapose aux exigences du travail moderne rarement faisable sans smartphone.
D’ailleurs, le travail en question n’est pas sans contenir son lot de perversion potentielle du mariage en ce sens qu’il est souvent pensé, à tort ou à raison, comme étant convoyeur d’une certaine image de responsabilité et de respectabilité qui satisfait les ambitions professionnelles des carriéristes en puissance. Vu sous cet angle, le mariage quitte alors le champ du sentimental pour se retrouver dans le champ de l’utilité sociale et du contrat légal, avec ses nombreuses règles à honorer et son trop-plein de responsabilités. La somme de ces règles et le surpoids de ces responsabilités, qui restent se juxtaposer aux instincts de possessivité et de jalousie disproportionnellement répartis entre les mariés, sont les sources de dérives potentiellement graves. Les violences conjugales, par exemple, découlent spécifiquement de l’excès de possessivité couvé par l’éducation, attisé par la méfiance et stimulé par la fébrilité, qui veut que la personne choisie soit une “propriété”, au sens matériel du terme. C’est le sentiment de trahison de cette notion de “propriété” que certains manifestent par une agressivité verbale qui devient parfois agression physique et qui dévaste ses victimes durablement.
Que faire donc ?
La réflexion sur le sujet n’a pas la prétention de refaire le monde. Le mariage existe dans toutes les cultures humaines où les gens se mariaient hier, se marient aujourd’hui et se marieront demain, peu importent les difficultés qu’ils y rencontrent. Et, en dépit du nombre de mariages avortés, le mariage demeure un ferment du tissu socioculturel à partir duquel les communautés continuent de s’organiser. Les choix restent donc individuels, mais il semble qu’ils apprécieraient quelques esquisses de suggestions appropriées.
Avant tout, le choix de se marier (idéalement, par amour et non par intérêt) pourrait se voir précéder de l’étape sous-appréciée de la patience. La patience prémaritale est souvent découragée au profit de l’urgence de “se réaliser” en fondant une famille. Cette approche fort compréhensible (notamment pour les mères en devenir) oublie cependant qu’un adulte de moins de 40 ans n’est qu’un mineur de moins de vingt années d’expérience au sein de la famille des adultes. C’est autour de l’âge de 40 ans qu’il aura accumulé deux décennies de vie adulte susceptibles de lui donner le recul et la sagesse requis pour pondérer ses options sentimentales légales. Patienter jusqu’à l’âge de 40 ans avant de faire le “grand saut” se présente donc comme une alternative à étudier. Après tout, combien de décisions réellement importantes sont volontairement laissées à la réflexion de personnes jeunes et inexpérimentées ? Pourquoi donc une décision aussi fondamentale que celle du choix d’un partenaire avec qui “s’unir pour la vie” serait-elle suggérée si tôt dans le parcours adulte ? C’est ce qui se fait traditionnellement, mais cela se justifie de plus en plus difficilement.
De même, faire le choix d’un conjoint sur la base unique ou même principale de l’amour que l’on ressent pour lui se défend plus difficilement quand l’incompatibilité caractérielle, les difficultés matérielles et les insatisfactions personnelles sont plus souvent les causes des séparations des couples que l’extinction totale de sentiments en leur sein. Il semble donc que l’amour, quoique primordial, puisse être considéré comme étant relativement trivial quand on l’oppose à l’occurrence plus clairement appréciable qu’est l’alchimie. Qu’est-ce que l’alchimie ? L’alchimie suggère de nous marier non pas à qui nous plaît, mais à qui nous sied. L’alchimie se veut déterminante, car elle pose des questions simples et faciles à évaluer. Les caractères sont-ils compatibles ? Les projets sont-ils complémentaires ? Les valeurs sont-elles convergentes ? Les ambitions sont-elles connectées ? Etc. L’alchimie est donc un patron d’appréciation permettant de mesurer le sérieux d’une relation avec plus de précision que la notion quelque peu abstraite de l’amour.
Par ailleurs, l’alchimie demeure primordiale même chez ceux qui font le choix de ne pas se marier et qui entendent profiter l’un de l’autre sans les contraintes de la pression sociale et familiale inhérente au mariage. Après tout, quelles sont les preuves factuelles que la légalisation d’une union entretient une connexion sentimentale et qu’est-ce qui confirme que les responsabilités mutuelles sont entretenues par les signatures contractuelles ? Ceux qui en doutent rejettent le formalisme du mariage légal qui semble, finalement, avoir plus de valeur sociale que sentimentale, en ce sens qu’il sert surtout un intérêt d’organisation sociétale. Toutefois, l’amour ne naît pas, n’évolue pas et ne meurt pas en fonction de la valeur juridique d’une relation. Je sais, personnellement, que j’aimais mon épouse avant qu’elle ne soit mon épouse et que je ne l’aime pas moins depuis. Par contre, je sais aussi que notre mariage a rendu notre parcours sentimental plus difficile qu’il n’avait besoin d’être et a créé un challenge permanent à ce sentiment qui était né naturellement et qui aurait pu évoluer librement…
À terme, se marier revient donc à jouer un rôle : c’est jouer un rôle de partenaire, un rôle potentiel d’éducateur d’enfants, un rôle plein de nobles responsabilités, certes, mais un rôle tout de même. Et comme tout rôle, les meilleurs acteurs le décrochent et les moins bons échouent à se l’approprier. Aimer, par contre, c’est rechercher un épanouissement, une sérénité, un soutien, une consolation. C’est ne pas se sentir humilié, rapetissé, esseulé, affligé, invisibilisé. Aimer n’est donc pas jouer un rôle. Et l’acceptation de ce truisme plaide en faveur d’une liberté sentimentale décomplexée des pressions culturelles, religieuses et familiales, sans annexer l’ordre social, sans promouvoir l’hédonisme comme option, mais en inspirant une réflexion individuelle quant à une approche relationnelle moins formelle et moins contraignante qui interroge le bien-fondé d’un projet dont la pratique semble nager à contre-courant de l’idée qui en est présentée.