R. Kelly : homme (-) artiste

« Forever, and ever, and ever, and ever…»
- R. Kelly ; “Forever”, Chocolate Factory, 2003

J’ai découvert R. Kelly en débarquant à Londres en août 1994, à l’aube de mes 18 ans. L’instrumentation succulente de “Your Body’s Calling”, hit tiré de son second album 12 Play, passait sur Choice FM, radio urbaine anglaise et j’ai arrêté quoique ce soit je faisais pour… écouter. Mes oreilles ne pouvaient pas croire la beauté viscérale de la chanson et cette expérience s’est répétée encore et encore et encore, plus de fois que non, quand je suis tombé sur un nouveau R. Kelly.

Depuis lors, j’ai religieusement acheté et collectionné l’entièreté de l’énorme discographie de R. Kelly, de ses succès commerciaux les plus célèbres (“I Believe I Can Fly”, “I Wish”) à ses titres méconnus voire jamais publiés (“All I“) qu’il faut être un certain type de fanatique de sa musique pour aller dénicher dans les rues de New York et/ou dans des zones reculées du Web. J’ai eu la chance de vivre en Angleterre et aux États-Unis au plus fort de la carrière de R. Kelly et je n’ai jamais rencontré une seule personne qui n’aime aucune chanson de R. Kelly (s’il en existe une, je ne veux pas la rencontrer). J’ai chanté, dansé, conduit, marché, mangé, dormi, écrit, travaillé, pleuré, rigolé, aimé et été aimé sur la musique de R. Kelly. Je me suis marié sur sa chanson “Forever” à ma compagne de 18 ans (and counting). J’ai eu l’occasion de voir R. Kelly en concert live à Wembley Arena à Londres en 1996 et j’ai conservé le ticket de ce concert jusqu’à ce jour (je n’ai jamais conservé aucun autre ticket de concert ni avant ni après). Et pour cause...

À mon avis, comme déja expliqué à mon entourage me prêtant l’oreille en roulant des yeux, R. Kelly est le plus grand musicien, tous genres confondus, depuis les années 90. Comme Stevie Wonder et Phil Collins, il a joué à tous les instruments jouables dans un studio, a écrit des chansons merveilleuses et/ou arrangé quiconque a un nom dans la musique moderne sur des genres complètement différents (de Céline Dion à Yolanda Adams à Jay-Z à Fally Ipupa, etc.). Il a été soit l’innovateur, soit l’inspiration de la musique populaire américaine, pendant trois décennies, depuis 1991. Il a impulsé directement et indirectement plus de carrières musicales qu’il serait possible de lister ici. Il a touché à tous les types de Soul (oui, il existe différents types de Soul Music, FYI) : R&B, Gospel, Jazz, Hip Hop, Reggae, House, Pop, etc. Ses cadences lyriques, ses techniques d’arrangement, ses innovations soniques, son style, son phrasé et son timbre vocal (le plus puissant et le plus versatile depuis Marvin Gaye) ont été dûment copiés par tout ce qu’il y a de débutants et de superstars, inclus ceux du jour : Beyoncé, Rihanna, Drake, Pharrell, etc. Et, comme j’aime à le rappeler, il a aussi sauvé la carrière mourante d’un nommé Michael Jackson quand il a écrit et arrangé “You Are Not Alone” pour lui et lui a offert son dernier vrai classique d’envergure mondiale en 1995.

Toutefois, pendant cette longue période de créativité et de succès, R. Kelly a apparemment commis des crimes très graves (racket et traffic sexuel sur femmes mineures) au sujet desquels il vient d’écoper, de la part de l’État fédéral américain, d’une peine (vindicative ?) de trente (30) années d’emprisonnement ferme, alors qu’il reste passible d’une seconde peine pour pornographie juvénile dans un procès à venir. L’homme Robert Sylvester Kelly va donc probablement finir sa vie en prison, en laissant l’honneur des siens aux abois et la carrière de l’artiste R. Kelly défunte et enterrée. Comment donc le fan en moi réconcilie-t-il la déchéance de l’homme et le génie de l’artiste ? Qu’est-ce que le fan en moi pense-t-il de cette situation ?

Le fan en moi est déçu, affecté et énervé par l’occurrence même de la situation. Le fan en moi a une théorie personnelle, non complotiste, sur le cas judiciaire de R. Kelly, mais ne juge pas utile, à ce stade, de disserter sur le comment et le pourquoi de la chose, car… à quoi bon ? Le fan en moi veut simplement dire ceci : avant de devenir le père de mes deux filles de 15 et 11 ans, j’étais un fanatique de la musique de R. Kelly. Cependant, au-delà d’être un fanatique de la musique de R. Kelly, je suis le papa de mes deux bébés. Je suis donc un père avant toute chose. Et le papa en moi ne veut que protéger mes deux filles mineures de n’importe quelle forme de prédation. Je comprends donc les accusations contre R. Kelly. Je comprends donc la condamnation de R. Kelly, sur le principe. Elle est déplorable pour lui, mais victorieuse pour ses victimes présumées. Soit. Par contre, je ne comprends pas et ne partage pas la condamnation populaire de l’art de R. Kelly.

À ce sujet, certains influenceurs et quidams donneurs de leçons ont décidé de renvoyer la musique de R. Kelly aux calendes grecques, soit parce qu’ils ne le supportent plus légitimement, soit parce qu’il est “honorable” de prétendre ne plus le supporter en ligne pour avoir des 👍🏿. Plus largement, ces personnes ont aussi décidé que plus une seule âme au monde ne devrait écouter R. Kelly, sauf à vouloir être “cancelled”, c’est-à-dire banni de l’agora populaire, selon la logique dictatoriale des réseaux sociaux, car, paraît-il, cela serait équivalent à “soutenir le diable”. Et de cette logique ont été déclinées des décisions uniques dans l’histoire du showbiz, notamment avec les services de streaming musicaux comme Spotify (le plus important au monde) qui a retiré la discographie de R. Kelly de ses playlists depuis trois ans, au moment même où son label a pris sur lui de geler tous ses revenus.

Alors, parce que je suis moi-même un artiste (un écrivain-photographe-vidéaste de calibre insignifiant et infinitésimalement petit quand comparé à R. Kelly, mais un artiste tout de même), il me semble qu’il devrait être établi une nette différence entre la vie personnelle d’un artiste et son art. Il serait peut-être intéressant que le grand public se documente sur la vie de Van Gogh, Picasso, Victor Hugo, Woody Allen, Roman Polanski et autres avant de décider de ce qui devrait être imposé à tous quant à l’appréciation de leur art. Personnellement, je n’ai jamais connu l’homme R. Kelly, jamais échangé un mot avec lui, jamais fait la bamboula dans son sillage et pris des photos en sa présence, à la différence de tous les caciques et célébrités de l’industrie musicale américaine qui étaient à ses côtés pendant deux décennies d’immense succès international et qui ont “fait avec” les actes qu’ils disent lui reprocher aujourd’hui.

Seulement, j’ai connu l’art de R. Kelly. Et son art m’a aidé à survivre hier, à traverser des galères à n’en pas finir, à supporter des déceptions diverses, etc. Aussi, je n’arrêterai jamais d’écouter l’artiste pour satisfaire aux exigences publiques hypocrites des bons samaritains du mouvement #MeToo, notamment quand je sais devoir une des plus grandes parties de mon équilibre mental adulte à la Soul Music en général et à celle de R. Kelly en particulier.

L’homme est donc coupable, selon la justice américaine et coupable, vraisemblablement, il restera. Mais, dans mon quotidien d’hier, d’aujourd’hui et de demain, l’artiste à nul pareil vivait, vit et vivra.

Forever.

Jean-David N'Da

L’auteur est un essayiste originaire de Côte d’Ivoire. Il a publié plusieurs livres, éditoriaux, chroniques et articles publiés dans la presse écrite et numérique panafricaine.

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